la lionne kuti
Histoire de Personne

La Lionne Kuti

Lorsqu’on parle de la famille Kuti, le premier prénom qui revient souvent est celui de Fela. Impossible d’ignorer celui qui électrise et transcende la planète en donnant vie à l’Afrobeat. Il s’agit de ce mélange détonant qui allie jazz, high-life et sonorités traditionnelles africaines en commençant par les percussions et les rythmes yorubas. Une combinaison rendue explosive par l’engagement des textes. Une plume incisive qui ébouillante les dictateurs et les corrupteurs.

« La musique est l’arme du futur »

Fela Anikulapo-Kuti
fela kuti les poings levés
FELA KUTI

Le guerrier fait de la musique une arme de guerre dont il use et abuse sans modération. Il faut dire qu’il a été à bonne école. On dit souvent que le fruit ne tombe pas loin de l’arbre. Dans le cas d’espèce, il s’est abreuvé de sa sève de justice. On peut même dire qu’il s’est nourri en son sein, au sens propre du terme. Car si Fela est le roi de l’Afrobeat, c’est aussi parce qu’il y a d’abord la lionne de Lisabi. Celle dont le rugissement a repoussé les limites des femmes et fait reculer le pouvoir colonial. Dans la famille Kuti, je demande Funmilayo Ransome-Kuti, la guerrière. Pas seulement la mère de Olufela Olusegun Oludotun Ransome-Kuti, dit Fela Kuti, de Dolupo, Olikoye, et Bekololari.

Famille Ransome-Kuti

Le commencement

Tout a commencé le 25 octobre 1900 à Abeokuta au Nigeria. Frances Abigail Olufunmilayo Thomas naît dans ce qui est alors une colonie britannique. Comme un clin d’œil du destin, c’est à partir de ce moment que les premiers mouvements nationalistes donnent du fil à retordre aux colons.

Sa mère Lucretia Phyllis Omoyeni Adeosolu est couturière. Son père Daniel Olumeyuwa Thomas, descendant d’un ancien esclave du Sierra Leone est planteur. C’est une famille chrétienne, au sein de la tribu Egba, de l’ethnie Yoruba.

Dès son plus jeune âge, elle ouvre les portes qui semblent fermées. En 1914, elle entre à l’Abeokuta Grammar School qui était jusque là réservée uniquement à la gente masculine. Puis elle poursuit ses études à Cheshire, en Angleterre au Wincham Hall School for Girls. Par la suite, de retour, en 1922, elle enseigne et dirige l’école des filles de Abeokuta. L’accès des femmes à l’éducation est sa priorité. Elle s’engage au sein des principaux mouvements éducatifs anticoloniaux du Nigéria et de la région. C’est dans cette sphère qu’elle rencontre son mari. Le 20 janvier 1925, elle épouse le révérend et enseignant Israel Oludotun Ransome-Kuti, défenseur des droits humains et fondateur de l’Union Nigériane des Enseignants et de l’Union Nigériane des Étudiants.

Femme Yoruba

La jeune étudiante est devenue une femme à la tête bien faite qui sait exactement ce qu’elle veut. À commencer par prendre pleinement possession de son identité yorouba. Désormais, il faut l’appeler uniquement Funmilayo, qui signifie « Donne-moi du bonheur » en yoruba. Plus question de porter les stigmates du pouvoir colonial. Dorénavant, ses prénoms Frances Abigail appartiennent au passé. Comme un cadeau de fin d’études à sa majesté l’Angleterre de la Reine Yoruba. C’est dans sa culture que réside sa force, elle va donc y puiser copieusement. Forte de la réappropriation de son identité, elle va l’exprimer. N’en déplaise à Shakespeare, elle lui préfère la langue de ses ancêtres. Funmilayo Ransome-Kuti privilégie l’usage de la langue yoruba notamment dans ses rapports avec l’autorité coloniale britannique. Et pour parfaire son ancrage culturel, elle se pare du code vestimentaire yoruba.

funmilayo ransome-kuti
Funmilayo Ransome-kuti

« Elle était juste une femme et chez le Yoruba, les femmes sont des personnalités très fortes. Ma grand-mère était un personnage fort. Elle était disciplinée, courageuse, forte d’esprit et avec une volonté de fer. Elle était prête à mourir pour ses idées. »

Morenike Ransome-Kuti

La voix des Femmes

Femme yoruba par excellence, Funmilayo ransome-kuti veut faire résonner la voix des femmes. Elle saisit l’occasion qui lui est donnée en 1932, lorsque son mari prend la direction de l’école d’Abeokuta, en organisant l’Abeokuta Ladies Club. Il y est question de travaux manuels, de charité, du rôle des mères et de bienséance. Des préoccupations qu’elle veut arrimer aux réalités sociopolitiques du moment. L’objectif est de rassembler les femmes, de leur donner accès à l’éducation, de les protéger et de préserver leurs droits. Pour ce faire, elle ouvre le club élitiste à chacune. En 1944, les vendeuses des marchés en plein air d’Abeokuta sont officiellement admises. Des femmes travailleuses, souvent analphabètes et soumises aux desiderata des autorités coloniales et de leur représentant local, l’Alake.

Le Genre

Ce dernier est payé par le gouvernement colonial pour faire appliquer ses lois fiscales. Des impôts genrés sans que les femmes qui s’en acquittent soient représentées politiquement en contrepartie. Alors que les femmes et les filles payent l’impôt sur le revenu à partir de 15 ans, les hommes, de leur côté, ne sont imposables qu’à 18 ans. Faute de paiement des impôts, les femmes sont battues, interpellées et dépouillées.

« Nous avions l’égalité jusqu’à l’arrivée de la Grande-Bretagne. La vie était essentiellement agricole et il y avait une répartition plus équitable du travail. Les hommes cultivaient la terre et c’était principalement le devoir des femmes de récolter. Les femmes possédaient des biens, faisaient du commerce et exerçaient une influence politique et sociale considérable dans la société.»

Funmilayo Ransome-Kuti (The Daily Worker)

L’enseignante organise des cours du soir et des ateliers pour les aider à se défendre, et, soumet des revendications à l’Alake d’Egbaland. Oba Sir Ladapo Ademola II ne veut pas entendre parler notamment d’abolition de l’impôt sur les femmes à Abeokuta. Il fait la sourde oreille. Certain d’avoir circonscrit le départ de feu en arrêtant et condamnant à une amende de 3000 livres Funmilayo Ransome-kuti qui risquait la prison. Mais c’est mal connaître les femmes d’Abeokuta désormais regroupées au sein de l’Abeokuta Women Union. La nouvelle dénomination de l’Abeokuta Ladies Club. Le mouvement rassemble toutes les femmes sans distinction de langue ou de culture. On communique principalement en yoruba et on porte des tenues traditionnelles.

Abeokuta Women Union
Abeokuta Women Union

L’Alake

Elles sont plus de 10 000 le 29 novembre 1947 à manifester au palais de l’Alake d’Egbaland. Durant deux jours, elles mettent la pression en mangeant et dormant sur place. Et puisque la musique rythme chaque pas de la société africaine, les femmes d’Abeokuta jouent d’une oralité grivoise pour passer leur message.

« Pendant longtemps, vous avez utilisé votre pénis comme une marque d’autorité indiquant que vous êtes notre mari. Aujourd’hui, nous allons inverser l’ordre et utiliser notre vagin pour jouer le rôle de mari sur vous… Ô vous les hommes, la tête du vagin cherchera à se venger.»

Le ton est donné. La pression maintenue les mois suivants. Elle monte même d’un cran en décembre. Désormais, elles veulent la tête de l’Alake !

Bras de fer

Le bras de fer est tendu mais elles multiplient les marches. Elles sont de plus en plus nombreuses dans les rues d’Abeokuta pour obtenir gain de cause. Le combat porte ses fruits. Les impôts directs sur les femmes sont suspendus et on leur promet une meilleure représentation politique. Et comble de satisfaction, le 3 janvier 1949, l’Alake est contraint d’abdiquer et de s’exiler. Celui qui était autrefois un ami du couple Ransome-Kuti rentre l’année suivante mais le lien est rompu avec Funmilayo. Celle qui a insufflé la protestation et défié le pouvoir colonial entre dans la légende sous le surnom de « Lionne de Lisabi ». Du nom du légendaire fermier devenu guerrier, grand héro du peuple Egba.

Il faut dire qu’elle s’est investie pour la résonnance des revendications des femmes d’Abeokuta. Funmilayo Ransome-kuti a organisé l’offensive pour contourner l’interdiction de manifester. Elle use de stratagèmes pour resserrer l’étau autour des autorités coloniales. Elle détourne l’attention avec des pique-niques et des festivals. Et lorsque malgré tout, la brutalité de la répression policière persiste, alors elle enseigne aux femmes comment faire face aux gaz lacrymogènes qui leur sont lancés.

Elle est de ceux qui ne baissent pas les bras face à la difficulté. Ces personnes qui choisissent d’agir plutôt que de subir. Elle prend son destin en main et ne laisse personne le façonner à sa place.

La Lionne de Lisabi

Celle que l’on appelle désormais « la lionne de Lisabi » entend bien rugir au-delà d’Abeokuta. Les problèmes des femmes n’ont pas de limite géographique. C’est ainsi qu’elle impulse la création de l’Union des femmes nigérianes (NWU) en 1949. Portée à sa présidence, la lionne de Lisabi structure l’organisation et crée des branches régionales à travers le Nigéria. La toile tissée, le pouvoir accru, elle voit plus loin. En 1953, elle organise une conférence sur le droit de vote des femmes qui aboutit à la fondation de la Fédération des sociétés de femmes nigérianes.

Au-delà de son combat pour les femmes, il y a aussi son attachement à l’unité nationale qui l’a conduit à protester contre la constitution Richards de 1946 prévoyant de déchirer le pays en trois entités. Dans ce cadre, elle se rend au Royaume-Uni en 1947 en tant que membre de la délégation du National Council of Nigeria and the Cameroons déterminée à faire entendre ses objections. C’est le seul membre de la gente féminine.

Tract du NCNC distribué en 1947
Tract du NCNC distribué en 1947

“ Je n’étais pas la bienvenue dans le cercle politique qui, en ce temps, était
fortement dominé par les hommes… cela m’a fait très mal et j’ai donc
décidé de lutter pour changer cette attitude envers la femme ”

Funmilayo, (1947)

Rassembler

La lionne de Lisabi est sur tous les fronts. D’abord, la justice pour les femmes, puis pour chacun et enfin la liberté pour son pays. Dans les années 1950, elle est l’une des rares femmes élues à la chambre des chefs, devenant une Oloye du peuple Yoruba. La chambre des chefs était l’un des organes les plus influents. Cependant, elle met un point d’honneur à rester un électron libre. Elle n’a qu’un point d’ancrage, ses valeurs. Mais pas seulement. Elle a bien compris que l’union fait la force.

Depuis 1947, elle correspond sans relâche avec la Fédération démocratique internationale des femmes (FDIF) pour donner un échos universel aux problématiques des femmes nigérianes. Ses courriers défendent l’idée que la lutte des femmes à l’échelle nationale est interdépendante des combats qu’elles mènent au niveau international.

Lutte sans frontière

Sa détermination est fructueuse. En 1955, elle accède à la vice-présidence de la FDIF. C’est la seule Africaine parmi les 16 femmes occupant des postes de responsabilité au sein de la fédération.

C’est cette même année qu’elle enterre son mari. Le Révérend Israel Oludotun Ransome-Kuti était aussi son compagnon de lutte. Elle poursuit le combat seule, enchaînant voyages et conférences. Ses visites au sein du Bloc de l’Est font des vagues. Elle va en Union soviétique et en Chine où elle rencontre Mao Zedong en 1956. Aussitôt, elle devient la cible du bloc de l’Ouest. Le tout puissant pouvoir colonial britannique refuse de renouveler son passeport. Car Sa majesté suppose une intention d’influencer les femmes avec des idées et des politiques communistes. Du côté de l’Oncle Sam, on ne s’encombre pas de présomptions. En effet, les États-Unis brandissent l’épouvantail communiste et lui refusent le visa. Qu’à cela ne tienne. Elle est habituée à surmonter les obstacles que l’on sème sur sa route. Et avec le sourire !

« J’étais choquée et amusée. Pourquoi devrais-je être suspectée d’être rose ou rouge ?

Funmilayo Ransome-Kuti lors de l’interview de Drum en 1959

Celle dont la première arme est l’enseignement a la pédagogie de la répartie.

La reconnaissance

D’abord, la reconnaissance des femmes dont elle a libéré la voix n’a pas attendue les titres honorifiques. Le surnom de lionne de Lisabi témoigne du respect et de l’admiration que l’on voue à la valeureuse combattante. Puis, son travail lui vaut d’être nommée membre de l’Ordre du Niger. Elle devient également membre de l’Ordre du Nigéria en 1965. Et trois ans plus tard, l’Université d’Ibadan, première Université du Nigéria lui décerne le titre de Docteur honoraire. Puis en 1970, elle reçoit le Prix Lénine pour la paix.

Elle a ouvert une multitude de portes qui parfois n’existaient même pas. Elle a dû les créer. Se forger un chemin. Elle s’est imposée là où on ne l’attendait pas. On ne l’invitait pas. Funmilayo Ransome-Kuti est indéniablement une pionnière dans bien des domaines. Certains peuvent d’ailleurs prêter à sourire de nos jours. Si biensûr, on ne les replacent pas dans leur contexte, leur époque. En effet, dans les années 30, elle est la première femme nigériane à conduire une voiture ainsi qu’une moto.

L’innommable

L’innommable se produit le 18 février 1977. Comment mettre des mots sur le déroulement de cette journée ? Si ce n’est dire que l’on atteint le comble de l’horreur. Des militaires défenestrent une vieille dame de 76 ans. Ceux qui sont censés protéger deviennent les bourreaux. Cette dame, d’un âge avancé, que l’on pousse traîtrement du deuxième étage est la lionne de Lisabi. Cette valeureuse femme yoruba qui a été de tous les combats pour les droits des femmes et l’indépendance de son pays.

Aujourd’hui, ce sont ceux qui dirigent le pays qu’elle a contribué à façonner qui se retournent contre elle. Même si c’est son fils, « Black Président » qui nourrit la colère du pouvoir. Un millier de soldats prend d’assaut  » Kalakuta Republic « , le domaine de Fela à Lagos. Funmilayo Ransome-Kuti sombre alors dans le coma et succombe à ses blessures l’année suivante, le 13 avril à l’hôpital général de Lagos. La presse s’empare de la nouvelle. Les titres des journaux rendent hommage à « La voix des femmes », à « la lionne de Lisabi » ou plus succinctement à « La mère de Fela ». Une minoration qui déclenche la colère de son fils.

« Fela était fou de rage face à cette une qui semblait minimiser l’existence de sa mère et son combat »

Yeni Kuti

Dernière Marche

Elle est inhumée le 5 mai 1978 à Abeokuta. Car c’est là où tout a commencé. Comme pour effacer la brutalité de sa fin, afin de retracer son chemin, des femmes par milliers accueillent son cercueil. Les vendeuses du marché d’Abeokuta marchent aux côtés de la lionne de Lisabi et l’accompagnent jusqu’à l’école où se déroule la veillée funéraire. Un cortège à la hauteur du combat qu’elle a mené pour elles.

Celui que l’on voulait atteindre en la touchant, use de son arme de prédilection pour lui rendre hommage. Son fils, Fela compose le titre : « Coffin for Head of State » entendez « Un cercueil pour le chef de l’état » Sa sortie en 1981, est l’occasion pour le « Black Président » d’honorer la mémoire de sa mère, toujours à sa façon. Comme il sait si bien le faire, il mêle audace et défiance. Accompagné des siens, Fela dépose un cercueil à Dodan Barack devant la présidence de la république à Lagos. En conséquence, ils sont battus et emprisonnés pour leur impudence. Mais on ne musèle pas le « Black Président » car c’est le fils de la Lionne de Lisabi !

 
« Elle est la Mère de l’Afrique qui est devenue l’esprit de la pluie
et nous parle encore d’une voix de nuages, ​​d’orage et de tonnerre »

Fela Kuti

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

error: Contenu protégé